La philosophie avec Patrick Sorrel
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Sur la société de consommation : Le gaspillage et la décroissance

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Sur la société de consommation : Le gaspillage et la décroissance Empty Sur la société de consommation : Le gaspillage et la décroissance

Message par Admin Mar 21 Nov - 18:48

On sait combien l’abondance des sociétés riches est liée au gaspillage, puisqu’on a pu parler de « civilisations de la poubelle », et même envisager de faire une « sociologie de la poubelle » : Dis moi ce que tu jettes, je te dirai qui tu es ! Mais la statistique du gâchis et du détritus n’est pas intéressante en soi : (…) on ne comprend ni le gaspillage ni ses fonctions si on n’y voit que le déchet résiduel de ce qui est fait pour être consommé et qui ne l’est pas. Encore une fois nous avons là une définition simpliste de la consommation - définition morale fondée sur l’utilité impérative des biens. Et tous nos moralistes de partir en guerre contre la dilapidation des richesses, depuis l’individu privé qui ne respecte plus cette sorte de loi morale interne à l’objet qui serait sa valeur d’usage et sa durée, qui jette des biens ou en change selon les caprices du standing ou de la mode, etc., jusqu’au gaspillage à l’échelon national ou international, et même jusqu’à un gaspillage en quelque sorte planétaire, qui serait le fait de l’espèce humaine dans son économie générale et son exploitation des richesses naturelles. Bref le gaspillage est toujours considéré comme une sorte de folie, de démence, de dysfonction de l’instinct, qui fait brûler à l’homme ses réserves et compromettre par une pratique irrationnelle ses conditions de survie.
(…) Toutes les sociétés ont toujours gaspillé, dilapidé, dépensé et consommé au-delà du strict nécessaire, pour la simple raison que c’est dans la consommation d’un excédant, d’un superflu que l’individu comme la société se sentent non seulement exister mais vivre.
La notion d’utilité, d’origine rationaliste et économiste, est donc à revoir selon une logique sociale beaucoup plus générale où le gaspillage, loin d’être un résidu irrationnel, prend une fonction positive (…) et même essentielle ; le surcroît de dépense, le superflu, l’inutilité rituelle de la « dépense pour rien » devenant le lieu de production des valeurs, des différences et du sens, tant sur le plan individuel que social. (…) « Ah ne discutez pas besoin ! Le dernier des mendiants a encore un rien de superflu dans la plus misérable chose. Réduisez la nature aux besoins de nature, et l’homme est une bête : sa vie ne vaut plus rien. Comprends-tu qu’il nous faut un rien de trop pour être ? », dit Shakespeare dans le Roi Lear.

J. Baudrillard, La société de consommation, 1970


Comme le signale Tim Jackson (un économiste britannique), nos sociétés ont échoué à procurer une expression sensée de la prospérité à leurs populations en raison d’une conception unidimensionnelle du bonheur diffusée par les médias institutionnels (éducation, TV, politique, publicité…). Alors que la croissance économique apporte beaucoup aux pays pauvres en termes d’espérance de vie, d’accès à la santé ou à l'éducation, en revanche elle n’a que peu d’incidence en termes de bonheur et de qualité de vie dans les sociétés riches. Bien davantage, au delà d’un certain degré, nous dit-il, la richesse matérielle mène à une inversion de la courbe du bien-être (« life satisfaction paradox »).
(…) Ce « paradoxe de l'abondance », mis en évidence par l’économiste Easterlin en 1974, affirme qu'une hausse du PIB ne se traduit pas nécessairement par une hausse du niveau de bien-être ressenti par les individus, au contraire : la disponibilité d’une satisfaction, auparavant rare, finit par produire lassitude et passivité. L’excitation ou l’euphorie liées à la consommation d’un bien provient de sa rareté. « Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! » disait déjà Rousseau en 1761. « Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère, et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux » (La nouvelle Héloïse).
L’une des contradictions que recouvre en effet le concept de progrès consiste dans le fait que ses effets positifs, par un effet d’habitude, sont de moins en moins perçus au fur et à mesure qu’il s’installe dans la vie quotidienne des individus. Le progrès, c’est aussi la mort progressive du progrès (au sens où il n’est plus vécu comme tel). Ce paradoxe est à l’origine de la crise de sens de notre société. Comme le dit la philosophe Simone Weil, « Plus le niveau de vie est élevé, plus les avantages que peuvent apporter des progrès nouveaux diminuent par rapport aux inconvénients ».
En effet, la perception, la représentation qualitative du progrès ou encore de l’amélioration de nos conditions de vie (nourriture, logement, etc.), est inversement proportionnelle à la quantité de confort dont nous disposons déjà : dès l’instant où l’individu a atteint un certain niveau de bien-être matériel, toute nouvelle invention n’augmente pas de manière significative son sentiment de bien-être. Mais si la satisfaction des besoins primaires ne fait plus le bonheur de l’individu accoutumé à un niveau de vie élevé, en revanche, l’absence de certains produits plus sophistiqués et bien souvent inutiles provoque un sentiment de manque et de frustration, selon la logique des signes (distinction, comparaison) analysée par Baudrillard dans La société de consommation. Frustration qui semble bel et bien incompatible avec l’idée de bonheur.
Ce n’est donc pas par coïncidence que l’ensemble des sagesses antiques et orientales prône la limitation des désirs pour atteindre le bonheur alors conçu comme paix de l’âme (ataraxie) : « je suis riche car j’ai besoin de peu ». « Nous n’avons en effet besoin d'éprouver du plaisir que quand, par suite de son absence, nous éprouvons de la frustration ; mais quand nous n’éprouvons plus de frustration, nous n’avons plus besoin de chercher le plaisir », disait Épicure dans sa Lettre à Ménécée. (…) Cette observation plaide en faveur d’un nouveau modèle de prospérité et d’un style de vie moins matérialiste, tel qu’il a été décrit dans « Écologie, nature et responsabilité » par Kate Soper sous l’appellation d’ « hédonisme alternatif » :
« Une consommation écologique n’impliquerait ni une réduction du niveau de vie (mythe du retour à l'âge de pierre), ni une conversion de masse vers l’extra-mondanité (mythe de l'ermite solitaire), mais bien plutôt une conception différente du niveau de vie lui-même, appelée « décroissance ». Il suffit, pour cela, que beaucoup plus de gens aient une demande pressante de biens tels que la possibilité de marcher où ils le désirent, quand ils le désirent ; de traîner et de bavarder au coin de la rue ; de voyager lentement, de jouir de la solitude, d’avoir de l’espace pour jouer et du temps pour ne rien faire – et qu’ils acceptent d’en payer le prix par une diminution des satisfactions matérielles privées. »

Extraits de l'article du 31/10/14, publié sur le site :
http://www.fdesouche.com/609509-un-bonheur-sans-croissance-est-il-possible#

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