La philosophie avec Patrick Sorrel
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Article de P. Sorrel : Emi et croyances

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Message par Admin Mer 21 Mar - 7:56


“Expérience de Mort Imminente” : Mais qui est le plus croyant, du croyant ou du sceptique?


L'une des plus grandes craintes d'une personne "normale" (c'est-à-dire désirant sincèrement s'intégrer dans la masse de ceux qui veulent s'intégrer dans ladite masse), ayant malencontreusement vécu une expérience qui l'éloigne de cette normalité, c'est peut-être bien de ne pas recevoir, au récit de son expérience, le crédit qu'elle serait théoriquement en droit d'attendre. Imaginons l'enthousiasme (au sens étymologique d'une "inspiration qui transcende notre expérience commune") vécu par cette personne, son envie de communiquer, de raconter, peut-être aussi de se délivrer du poids de la solitude qui pèse sur qui a vécu l’ineffable. Mais elle ne recueille, bien souvent, que doute et incrédulité, scepticisme ou même présomption de folie. Ceci étant dit, plaçons-nous quelques instants dans le rôle opposé du chef de service, habillé de son costume de connaissances et de perceptions usuelles, mis face à une affirmation qui dépasse de très loin non seulement ses capacités de perception et d'expérience, mais sa faculté de raisonner et de concevoir, ou simplement d'imaginer une scène ressemblant de loin à ce que le patient peut lui raconter. J'ai tenté cette expérience de visualisation à maintes reprises avec mes élèves, en cours de philosophie, après leur avoir projeté un extrait de témoignage de mort imminente : "Imaginez comment vous pourriez imaginer, même approximativement, le contenu d'un récit d'EMI. Imaginez un lieu plus lumineux que tout ce que vous connaissez, infiniment plus que le soleil certainement, mais absolument pas aveuglant... Imaginez que vous voyiez toute votre vie défiler devant vos yeux, en l'espace d'un instant qui dure infiniment moins qu'une seconde : une instantanéité chargée de la temporalité de toute une vie. Imaginez que vous soyiez en même temps à la place de tous ceux qui ont vécu chaque scène de votre vie, et ceci pour chaque instant de votre vie, toujours dans cet espace-temps infinitésimal de l'instantanéité pure. Imaginez encore..." Bref, autant d'images que l'entendement ne peut pas plus recevoir que la fameuse "quadrature du cercle" (en français moderne, nous penserions plutôt à l'image d'un cercle carré) chère à nos philosophes antiques. Et il parait tout légitime que la raison rejette dans l'irrationnel cet amas de croyances symptomatiques d'un choc post-traumatique non intégré, n'est-ce pas?

Mais ceci  ne concerne pas seulement les contenus jugés contraires aux lois de la logique rationnelle : c'est dans son entièreté que l'expérience de mort imminente est bien souvent placée dans la catégorie rassurante des hallucinations, ces "perceptions sans objet". Le psychanalyste aura beau jeu de tenter un rapprochement démagogique avec son patient, en lui affirmant que, bien sûr que si, ses perceptions avaient un objet et une réalité : mais ceux-ci se situent dans le champ de son expérience et de sa conscience, plutôt que dans une réalité extérieure et objective. Déplacement du problème, évincement de la difficulté à concevoir ce qui dépasse de beaucoup le champ de notre expérience normative, au point de ne pouvoir même plus être nommé en utilisant les catégories socio-culturelles (encore appelées "mots" ou "concepts") que notre intelligence découpe dans le flux discontinu du réel. Ineffable, inédit, impensable, inouï, invraisemblable, inconcevable : autant de négations d'une même réalité pourtant tout à fait positive : l'expérienceur a bel et bien le sentiment d'avoir vécu une réalité, certes incommensurable avec la réalité perceptive normative, mais d'une qualité ontologique bien supérieure. D'une texture bien plus vivante. D'une vérité bien plus vibrante. Un peu comme ce que vivrait celui qui, dans l'allégorie de la caverne de Platon, parviendrait quelques instants à tourner ses yeux vers la lumière du soleil, malheureusement encore aveuglé par la cécité d'une vie dans l'obscurité. Ce qui nous aveugle le plus, au final, dans ce cas, ce n'est pas la lumière, mais l'obscurité. C'est ce que je voudrais montrer brièvement dans cet article.


Et en premier lieu, il me faut avouer que je n'ai nulle intention de prouver que l'expérience de mort imminente renvoie à une réalité "objective", c'est-à-dire existant réellement en dehors de la conscience de celui qui a vécu l'expérience. Tout d'abord parce que les concepts de "dedans" et de "dehors" n'existent précisément pas dans la réalité (tout étant imbriqué dans tout, sans possibilité de distinction), mais ne sont toujours que des "costards" taillés sur mesure pour découper dans la réalité ce qui nous intéresse, ce sur quoi on veut avoir prise. Je tenterai de montrer ce point un peu plus bas. Mais ensuite, et c'est la raison principale, parce que ce serait emprunter à mes détracteurs, ceux que j'appelle les "croyants", l'attitude qu'ils me reprocheraient trop facilement, parce qu'ils ne font eux-même que projeter cette attitude sur ceux qui ne partagent pas leur croyance. Je me contenterai donc, tout simplement, de montrer ici que la croyance n'est pas forcément là où on l'attend ; et qu'il faut certainement une bonne couche de "croyance" pour désigner de ce terme une expérience qui sort du champ de notre propre expérience.

Mais qu'est-ce qu'un croyance au final? Selon l'opinion commune (formidablement matérialisée par le site Wikipédia), il s'agit d'un "processus mental expérimenté par une personne qui adhère à une thèse ou une hypothèse, de façon qu’elle les considère comme vérité, indépendamment des faits, ou de l'absence de faits, confirmant ou infirmant cette thèse ou cette hypothèse." Cette définition est bien évidemment entièrement paradoxale, puisque reposant sur l'idée qu'il existerait des "faits", bien connus de tous, et entièrement indépendants des réseaux linguistiques dans lesquels on les débusque bien souvent ; entièrement indépendants même des consciences dans lesquels ils se dévoilent originellement. Dire qu'il existe un fait est donc déjà une croyance, entièrement improuvable (ou plutôt ne correspondant à aucun "fait", pour faire un pied de nez aux inventeurs de cette définition). Et puisque ce sont bien des "faits" qu'on aussi vécus les expérienceurs, et qu'ils mourraient d'envie de diffuser autour d’eux, s'ils ne craignaient l’hôpital psychiatrique, il s'agit en bref d'un combat dont l'issue est très incertaine : fait contre fait, expérience contre expérience, qui décidera? Le nombre, bien sûr. Le nombre de ceux qui ont vécu telle ou telle expérience, fait passer celle-ci immédiatement du phénomène subjectif, propre à une conscience, au phénomène objectif, propre à la réalité extérieure, tangible. Le fait, c'est ce que tout le monde peut expérimenter en théorie, ce que tout le monde peut vivre, observer, percevoir. En ce sens, la croyance peut être définie de manière beaucoup plus honnête comme un processus mental consistant à adhérer à une thèse ou hypothèse qui dépasse, justement, cette possibilité d'expérimentation "normative", par tout un chacun. La croyance concerne donc le domaine de la "transcendance" (ce qui dépasse la possibilité d'expérimenter), et c'est bien pour cela que l'on a tendance à affirmer de quelqu'un qu'il est "croyant" lorsqu'il affirme croire en l'existence d'une réalité qui dépasse nos possibilités d'expérimentation : Dieu par exemple.

Mais ce qu'il faut d'ores et déjà constater, c'est que le domaine de la croyance est donc sous-tendu et délimité par le concept sociologique de "normalité" : toute thèse qui correspond à une expérience "normative" (c'est-à-dire potentiellement vécue par une personne "normale", c'est-à-dire par la plupart des gens) sera appelée un "fait". Par contre toute thèse qui ne peut correspondre à aucune expérience normative, car un trop faible nombre de personnes sont susceptibles d'en faire l'expérience (en général des initiés, ou bien des "dérangés") sera appelé une "croyance". La définition de la croyance repose donc bien sur une croyance primitive, absolument indémontrable : à savoir que ce qui n'est pas susceptible d'être vécu par la norme des gens n'existe pas. Comme s'il était absolument impensable que les capacités perceptives (et donc expérimentales) soient variables d'un individu à l'autre, et que ce que l'un ne peut percevoir ne puisse être perçu par l'autre. Laissons de côté pour l'instant cette croyance, qui ne correspond bien évidemment à aucun "fait" (pour employer le vocabulaire con-sacré) : elle cache une autre croyance bien plus profonde et pernicieuse, à laquelle il faut maintenant s'attaquer.
Je me contenterai simplement, pour en finir avec cette croyance première, de remarquer dès à présent que le doute raisonnable sur la véracité de tout ce qui dépasse la possibilité d'expérimentation normative est bien évidemment légitime : il est nécessaire et salutaire pour la liberté individuelle. Si « penser c'est dire non », comme le dit Alain1, c'est parce que l'acceptation sans autre forme d'examen d'une affirmation, si belle et désirable soit-elle, représente un sérieux danger d'influence pour le croyant. Mais je tiens à rappeler que cette influence ne réside pas dans l'objet-même de la croyance, bien connu de la conscience dans laquelle elle prend racine (par exemple : « Dieu existe et il est tout puissant », ou encore : « l'esprit a une influence sur la matière »). Cette influence réside dans les raisons qui me font accepter cette thèse : raisons souvent obscures et inconnues du sujet lui-même. Avant d'accepter un "fait" ou une affirmation, quels qu'ils soient, il faut donc se pencher attentivement, non pas sur l'objet lui-même (fait ou énoncé) mais sur les raisons qui pourraient nous pousser à l'accepter ou à le refuser : autrement dit sur les raisons de notre propension à croire ou à refuser de croire. Il faut donc douter.

Or s'il y a un philosophe qui a érigé le doute méthodique et systématique comme fondement de sa démarche de connaissance, c'est bien Descartes. Qui ne connaît le fameux « cogito ergo sum » cartésien, cette intuition remarquable que ce sont mon doute et ma pensée qui seuls fondent la certitude de mon existence ? Ce qui est plus original, c'est la méthode qu'emploie Descartes pour parvenir à cette première certitude indubitable (c'est-à-dire non sujette au doute). En effet, son point de départ est de remettre systématiquement en question tout ce qu'il pouvait auparavant affirmer par habitude ou par inertie, sans l'avoir réellement examiné : autrement dit tout ce qui est de l'ordre de la croyance. Et il faut remarquer que la définition cartésienne de la croyance dépasse très largement l'extension de la définition courante, telle que nous l'avons découverte plus haut. Il ne s'agit pas pour le philosophe de taxer de croyance toute affirmation qui dépasse le domaine de l'expérience perceptive, puisque l'expérience perceptive elle-même repose certainement sur un grand nombre de croyances : la croyance se définit plutôt par la propension à accepter avant d'avoir examiné, rationnellement, ce qu'il en est. Je peux croire spontanément, par exemple, que le monde est tel que je le perçois : et c'est effectivement ma première et ma plus profonde croyance ! Il suffirait d'un nombre très limité d'exemples pour remettre en question cette croyance, et pourtant notre tendance à revenir à notre croyance première (ma perception me renvoie au monde tel qu'il est) est si forte qu'il faudra méditer de nombreuses fois sur ce point avant de se convaincre que notre croyance, certes nécessaire à la vie et à l'action, n'a aucun fondement rationnel et légitime. Par exemple, dit Descartes, je peux croire que je vois une tour ronde de loin, et m'apercevoir qu'elle est en fait carrée en m'en approchant : dans ce cas c'est l'éloignement de l'objet par rapport à ma faculté de perception qui est facteur de la croyance erronée. Ce n'est pas une erreur si grave, puisqu'il suffit de corriger la première perception pour détruire la croyance primitive. Mais lorsque l'objet de la croyance est si loin que l'on ne puisse s'en rapprocher (le Soleil?), la croyance correspondant à la perception erronée (le Soleil tourne autour de la Terre) pourra durer fort longtemps, surtout si elle est doublée d'un fort intérêt à croire en un référentiel géocentrique qui soutient une certaine conception de la place de l'humain dans la nature. On est alors passé, subrepticement, d'une erreur de perception à une illusion de la conscience : croyance intéressée et résistant à toute réfutation logique ou expérimentale. Et tout ceci sur le terrain de la réalité immanente, perceptible par tout un chacun (qui n'a jamais vu la course que le Soleil semble faire chaque jour autour de la terre?), donc bien connue de tous. Dans ce cas, la croyance ne repose par sur un domaine transcendant, mais sur le domaine immanent lui-même, perçu à travers les croyances et les attentes d'un sujet intéressé. La voilà donc, cette seconde croyance, bien plus profonde et indéracinable que la première : croyance que le monde correspond exactement à l'image perceptive que j'en ai, et que ma perception m'en donne donc une image fidèle. En gros, que la réalité obéit à ma perception.

Mais allons plus loin : cette attente, qui nous fait porter sur la réalité perceptive des jugements souvent prématurés, est ce qui caractérise absolument toute perception, quand on y regarde de plus près. Prenons le seconde exemple de Descartes qui concerne cette fois-ci un ami que l'on croit reconnaître au loin, mais qui s'avère après examen quelqu'un de tout à fait étranger à notre connaissance. Encore une fois la croyance n'est qu'éphémère, en l'attente d'une confirmation perceptive. Toutefois, l'exemple nous montre que notre perception est "re-connaissance" de formes plutôt qu'élan pur vers l'altérité des phénomènes. Nous pouvons ici rappeler avec Bergson que nous ne faisons jamais que découper, dans le réel, ce que nous reconnaissons (c'est-à-dire ce qui correspond à des catégories clairement déterminées dans notre mémoire perceptive) et ce qui nous intéresse. Notre perception est donc orientée et structurée, de telle manière que même si nous reconnaîtrons ensuite nous être trompé dans notre perception immédiate, c'est pour la remplacer par une autre perception, donc une autre structuration du réel, un autre découpage peut-être plus précis, mais schématique tout de même. On pourrait prendre ici pour exemple l'acharnement de la science physique à essayer, jusqu'il y a peu, de trouver dans la matière examinée au microscope électronique des particules, certes de plus en plus petites, mais portions de matière tout de même : la réalité est tout de même bien composée de matière ! Démocrite déjà appelait « a-tome » cette partie de matière que l'on ne pourrait plus diviser, et qui serait donc la plus petite portion de matière existante. Si l'atome a explosé sous les expériences de la physique contemporaine, l'esprit de Démocrite est toujours là, véhiculant cette croyance qu'il sera toujours possible, en découpant la matière, de retrouver des particules de matières plus petites, fondamentales, principielles. Or ce que nous appelons « matière » n'est certainement qu'un découpage de la réalité que notre besoin d'action a engendré, et qui n'épuise pas la réalité dans toute sa complexité. En mécanique quantique, cela fait déjà un moment que l'on a accepté que les modèles ondulatoires et corpusculaires, à l'origine employés pour théoriser la lumière, étaient interchangeables pour décrire le comportement d'une particule à l'échelle nanoscopique. En effet, celle-ci peut aussi bien se comporter comme une onde que comme un corps, à tel point qu'il n'est plus possible de lui déterminer une place fixe et localisée, ce qui définit pourtant la matière ! Aujourd'hui ces découvertes font consensus dans le monde scientifique, et avec elles tout le paradigme matérialiste ancestral, moteur de la science cartésienne de la nature, se trouve remis en question (Descartes serait-il pris à son propre jeu?) : la science matérialiste fait peu à peu place à une science « énergétique », dont les nombreuses théories des cordes2 ne sont qu'un exemple parmi d'autres. Pourtant nous continuons à croire, obstinément, que la réalité est faite de matière, découpable, déplaçable et utilisable pour nos intérêts. L’intérêt actionnel est encore une fois à l'origine d'une croyance certes infondée mais fort utile : notre réalité commune, rassurante, manipulable est matérielle. Et tout ce qui dépasse cette réalité commune est objet de croyance, plutôt que de connaissance. Pourtant il est fondamental de remarquer que la croyance ne concerne plus ici un domaine qui dépasse la capacité normative de perception. Au contraire, c'est elle qui sous-tend la perception commune et normative, et la réduction du réel à cette perception consensuelle. Percevoir, c'est donc déjà croire !

Nous pourrions multiplier les exemples de croyances qui sous-tendent nos perceptions, en analysant, par exemple, cette croyance que la couleur que nous percevons dans les objets provient des objets eux-mêmes et que la réalité perceptible est ainsi colorée. Croyance certes infondée, la science nous ayant montré depuis longtemps que la couleur n'est qu'une « qualia », une projection subjective, sur l'objet perçu, de la fréquence vibratoire des rayons lumineux qui frappent notre pupille. Comme nous l'avons déjà vu avec l'analyse bergsonienne, le concept-même d'objet ou de chose est une projection de l'esprit sur la réalité externe. C'est nous qui projetons sur les phénomènes observés, en variation perpétuelle, la notion de persistance temporelle, pour pouvoir nous dire qu'ils continuent à exister même lorsque nous le les voyons plus. Il y a fort à parier qu'une espèce intelligente totalement différente de la nôtre dans sa structure perceptive aurait une cartographie de la réalité radicalement différente de la nôtre ! On pourrait supposer que leur perception ne s'attachant pas aux objets mais aux relations, par exemple, leur réalité serait en perpétuel flux, mouvement, inter-action. Tout coulerait en permanence sans que rien ne reste identique à lui-même. On pourrait imaginer que notre croyance matérialiste et chosiste leur apparaîtrait pure superstition (c'est-à-dire, étymologiquement, ce qui dépasse la possibilité de voir), tout comme leur croyance spirituelle et ondulatoire, fondée sur leur propre structure perceptive, nous apparaîtrait comme pure superstition. Comment se comprendre, lorsque nous sommes si différents ? Mais il n'est pas besoin d'aller si loin, dans l'espace ou dans l'imagination, pour trouver des races d'animaux intelligents qui possèdent une structure perceptive tellement différente de la nôtre que l'on hésite encore à leur donner cette intelligence dont nous nous sommes faits les seuls dépositaires. Les dauphins possèdent un univers d'une complexité relationnelle incroyable. Les (quelques) études éthologiques faites sur le sujet sont édifiantes3 : elles démontrent un réseau d'interactions identitaires fondées sur le jeu et sur le désir, ainsi qu'une perception des fréquences vibratoires d'énergie et des émotions subjectives largement supérieure à la nôtre. Il est clair que nous aurions beaucoup à apprendre de cette intelligence relationnelle, à l'heure où la nôtre, instrumentale, nous coupe de plus en plus de la nature et de nous-même.

Que conclure de tout ceci ? Nous cherchions quelle pourraient être les raisons qui portent un sujet à croire ou à ne pas croire, c'est-à-dire à accepter ou à rejeter sans vraiment l'analyser une affirmation. Ceci nous a permis de comprendre une chose simple, mais pourtant paradoxale au possible : notre définition de la croyance est fondée sur au moins trois croyances qui s'ignorent. La première résidant dans l'affirmation, totalement indémontrable, que ce qui n'est pas expérimentable par la norme perceptive n'existe tout simplement pas (ou en tout cas pas en dehors de la conscience délirante qui se l'imagine). La seconde nous pousse à affirmer que la réalité est bien telle que peut l'expérimenter la norme perceptive : constitué d'objets, de couleurs, de formes, etc. Enfin la troisième, la plus grave, consiste à affirmer que l'on puisse faire l'expérience d'une réalité objective, en l'absence de toute projection, de toute croyance plaquée sur un donné perceptif brut. Le sceptique empiriste (dans sa définition commune), celui qui dit ne croire que ce qu'il voit, dit donc vrai ; mais pas au sens où il l'entend. S'il ne peut croire autre chose que ce qu'il voit, c'est avant tout parce que sa capacité d'analyse est déjà obturée, remplie de tout un tas de croyances, ce qui ne laisse aucune place à la nouveauté, au non prévu, à l'inédit. En réalité l'empirique est enfermé dans un système de croyances dont il ne peut sortir, puisqu'il ne perçoit même pas qu'il est croyant4. Pour être plus exact, on ne devrait pas dire qu'il ne croit que ce qu'il voit, mais qu'il ne voit que ce qu'il croit : c'est-à-dire ce qui correspond au système de croyances qu'il ne peut remettre en question, n'étant pas même conscient de leur existence. Mais accepter ceci, c'est remettre fondamentalement en question l'extension de la perception et de la croyance dans leurs rapports réciproques. Ne devrions nous pas dire, dans ce cas, que la croyance n'est pas ce qui dépasse la possibilité de perception, mais, au contraire, qu'elle est ce qui limite et bloque la possibilité de perception ? Notre perception pourrait alors être élargie, ouverte, libérée ?

Mais le paradoxe ne s'arrête pas là : si nous avons remarqué que le scepticisme empirique était en vérité fondé sur une croyance qu'il ne peut remettre en question (c'est donc un doute incomplet, faux), on pourrait affirmer à l'opposé que le scepticisme véritable, celui qui s'attache à remettre en question toute croyance, en attendant de pouvoir juger en toute connaissance de cause, aboutit nécessairement à la remise en question du doute qui plane sur le domaine du "para-normal" ou du "sur-naturel" : bref de la « transcendance ». Si ce sont des croyances qui m’empêchent de me pencher en toute innocence sur ce qui dépasse la perception normative, alors la remise en question de ces croyances ouvre à nouveau le champ des possibles. Le doute concernant la légitimité de mon doute réveille en moi ce que certains pourraient appeler « croyance », et que j’appellerai plutôt « ouverture ». « Doute du doute, et tu croiras », dit le proverbe. Je dirais plutôt : « doute du doute, et tu t'ouvriras à des expériences qui dépassent largement la croyance ». Il s'agit bien ici d'une authentique libération, et non des moindres. En premier lieu, libération par rapport à une croyance qui me fige et empêche mon évolution, me faisant tourner en rond dans le cercle fermé de mes certitudes perceptives. Ensuite, libération de mes possibilités de connaissance et de perception, si seulement je m'ouvre avec suffisamment d'innocence lucide à ce qui semble me dépasser à première vue. Que d'ouvertures possibles, à partir du moment ou l'on accepte simplement et sincèrement d'être réellement sceptique, et de ne rien affirmer dont on ne puisse être totalement certain ! De quoi faire frémir de peur les post-cartésiens, ceux qui affirment (envers et contre leur maître) ne croire que ce qu'ils voient, et qui combattent donc avec tout le dogmatisme d'un croyant qui s'ignore les récits qui dépassent leur capacité perceptive, imaginative, conceptuelle. Mais au fond, de quoi avons-nous si peur? De découvrir que, oui, la réalité dépasse de beaucoup tout ce que l'on peut en dire, en croire, en imaginer? Si ce n'est que de cela, alors la question est vite réglée pour moi : je veux ouvrir bien grand portes et fenêtres pour laisser à nouveau entrer le vent, et aérer une bonne fois l'espace renfermé d'une conscience prise au jeu de ses croyances !

Patrick Sorrel


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