La philosophie avec Patrick Sorrel
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Texte de Bergson pour l'oral de bac 2018

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Message par Admin Jeu 17 Mai - 11:50

Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, extraits des ch. 2 et 3.
Chapitre 2 : De la religion statique.
Le spectacle de ce que furent les religions, et de ce que certaines sont encore, est bien humiliant pour l’intelligence humaine. Quel tissu d’aberrations ! L’expérience a beau dire « c’est faux » et le raisonnement « c’est absurde », l’humanité ne s’en cramponne que davantage à l’absurdité et à l’erreur. Encore si elle s’en tenait là ! Mais on a vu la religion prescrire l’immoralité, imposer des crimes. Plus elle est grossière, plus elle tient matériellement de place dans la vie d’un peuple. Ce qu’elle devra partager plus tard avec la science, l’art, la philosophie, elle le demande et l’obtient d’abord pour elle seule. Il y a là de quoi surprendre, quand on a commencé par définir l’homme un être intelligent. Notre étonnement grandit, quand nous voyons que la superstition la plus basse a été pendant si longtemps un fait universel. Elle subsiste d’ailleurs encore. On trouve dans le passé, on trouverait même aujourd’hui des sociétés humaines qui n’ont ni science, ni art, ni philosophie. Mais il n’y a jamais eu de société sans religion. Quelle ne devrait pas être notre confusion, maintenant, si nous nous comparions à l’animal sur ce point ! Très probablement l’animal ignore la superstition. Nous ne savons guère ce qui se passe dans des consciences autres que la nôtre ; mais comme les états religieux se traduisent d’ordinaire par des attitudes et par des actes, nous serions bien avertis par quelque signe si l’animal était capable de religiosité. Force nous est donc d’en prendre notre parti. L’homo sapiens, seul être doué de raison, est le seul aussi qui puisse suspendre son existence à des choses déraisonnables.
(…) Remarquons maintenant que la psychologie, quand elle décompose l’activité de l’esprit en opérations, ne s’occupe pas assez de savoir à quoi sert chacune d’elles : c’est justement pourquoi la subdivision est trop souvent insuffisante ou artificielle. L’homme peut sans doute rêver ou philosopher, mais il doit vivre d’abord ; nul doute que notre structure psychologique ne tienne à la nécessité de conserver et de développer la vie individuelle et sociale. Si la psychologie ne se règle pas sur cette considération, elle déformera nécessairement son objet. Que dirait-on du savant qui ferait l’anatomie des organes et l’histologie des tissus, sans se préoccuper de leur destination ? Il risquerait de diviser à faux, de grouper à faux. Si la fonction ne se comprend que par la structure, on ne peut démêler les grandes lignes de la structure sans une idée de la fonction. Il ne faut donc pas traiter l’esprit comme s’il était ce qu’il est « pour rien, pour le plaisir ». Il ne faut pas dire : sa structure étant telle, il en a tiré tel parti. Le parti qu’il en tirera est au contraire ce qui a dû déterminer sa structure ; en tout cas, le fil conducteur de la recherche est là. Considérons alors, dans le domaine vaguement et sans doute artificiellement délimité de l’ « imagination », la découpure naturelle que nous avons appelée fabulation, et voyons à quoi elle peut bien s’employer naturellement. De cette fonction relèvent le roman, le drame, la mythologie avec tout ce qui la précéda. Mais il n’y a pas toujours eu des romanciers et des dramaturges, tandis que l’humanité ne s’est jamais passée de religion. Il est donc vraisemblable que poèmes et fantaisies de tout genre sont venus par surcroît, profitant de ce que l’esprit savait faire des fables, mais que la religion était la raison d’être de la fonction fabulatrice : par rapport à la religion, cette faculté serait effet et non pas cause. Un besoin, peut-être individuel, en tout cas social, a dû exiger de l’esprit ce genre d’activité. Demandons-nous quel était le besoin. Il faut remarquer que la fiction, quand elle a de l’efficace, est comme une hallucination naissante : elle peut contrecarrer le jugement et le raisonnement, qui sont les facultés proprement intellectuelles. Or, qu’eût fait la nature, après avoir créé des êtres intelligents, si elle avait voulu parer à certains dangers de l’activité intellectuelle sans compromettre l’avenir de l’intelligence ? L’observation nous fournit la réponse. Aujourd’hui, dans le plein épanouissement de la science, nous voyons les plus beaux raisonnements du monde s’écrouler devant une expérience : rien ne résiste aux faits. Si donc l’intelligence devait être retenue, au début, sur une pente dangereuse pour l’individu et la société, ce ne pouvait être que par des constatations apparentes, par des fantômes de faits : à défaut d’expérience réelle, c’est une contrefaçon de l’expérience qu’il fallait susciter. Une fiction, si l’image est vive et obsédante, pourra précisément imiter la perception et, par là, empêcher ou modifier l’action. Une expérience systématiquement fausse, se dressant devant l’intelligence, pourra l’arrêter au moment où elle irait trop loin dans les conséquences qu’elle tire de l’expérience vraie. Ainsi aurait donc procédé la nature. Dans ces conditions, on ne s’étonnerait pas de trouver que l’intelligence, aussitôt formée, a été envahie par la superstition, qu’un être essentiellement intelligent est naturellement superstitieux, et qu’il n’y a de superstitieux que les êtres intelligents.
(…) Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons exposé dans un travail antérieur. Rappelons seulement que la vie est un certain effort pour obtenir certaines choses de la matière brute, et qu’instinct et intelligence, pris à l’état achevé, sont deux moyens d’utiliser à cet effet un outil dans le premier cas, l’outil fait partie de l’être vivant dans l’autre, c’est un instrument inorganique, qu’il a fallu inventer, fabriquer, apprendre à manier. Posez l’utilisation, à plus forte raison la fabrication, à plus forte raison encore l’invention, vous retrouverez un à un tous les éléments de l’intelligence, car sa destination explique sa structure. Mais il ne faut pas oublier qu’il reste une frange d’instinct autour de l’intelligence, et que des lueurs d’intelligence subsistent au fond de l’instinct. On peut conjecturer qu’ils commencèrent par être impliqués l’un dans l’autre, et que, si l’on remontait assez haut dans le passé, on trouverait des instincts plus rapprochés de l’intelligence que ceux de nos insectes, une intelligence plus voisine de l’instinct que celle de nos vertébrés. Les deux activités, qui se compénétraient ; d’abord, ont dû se dissocier pour grandir ; mais quelque chose de l’une est demeuré adhérent à l’autre. On en dirait d’ailleurs autant de toutes les grandes manifestations de la vie. Chacune d’elles présente le plus souvent à l’état rudimentaire, ou latent, ou virtuel, les caractères essentiels de la plupart des autres manifestations.
En étudiant alors, au terme d’un des grands efforts de la nature, ces groupements d’êtres essentiellement intelligents et partiellement libres que sont les sociétés humaines, nous ne devrons pas perdre de vue l’autre point terminus de l’évolution, les sociétés régies par le pur instinct, où l’individu sert aveuglément l’intérêt de la communauté. Cette comparaison n’autorisera jamais des conclusions fermes ; mais elle pourra suggérer des interprétations. Si des sociétés se rencontrent aux deux termes principaux du mouvement évolutif, et si l’organisme individuel est construit sur un plan qui annonce celui des sociétés, c’est que la vie est coordination et hiérarchie d’éléments entre lesquels le travail se divise : le social est au fond du vital. Si, dans ces sociétés que sont déjà les organismes individuels, l’élément doit être prêt à se sacrifier au tout, s’il en est encore ainsi dans ces sociétés de sociétés que constituent, au bout de l’une des deux grandes lignes de l’évolution, la ruche et la fourmilière, si enfin ce résultat s’obtient par l’instinct, qui n’est que le prolongement du travail organisateur de la nature, c’est que la nature se préoccupe de la société plutôt que de l’individu. S’il n’en est plus de même chez l’homme, c’est que l’effort d’invention qui se manifeste dans tout le domaine de la vie par la création d’espèces nouvelles a trouvé dans l’humanité seulement le moyen de se continuer par des individus auxquels est dévolue alors, avec l’intelligence, la faculté d’initiative, l’indépendance, la liberté. Si l’intelligence menace maintenant de rompre sur certains points la cohésion sociale, et si la société doit subsister, il faut que, sur ces points, il y ait à l’intelligence un contrepoids. Si ce contrepoids ne peut pas être l’instinct lui-même, puisque sa place est justement prise par l’intelligence, il faut qu’une virtualité d’instinct ou, si l’on aime mieux, le résidu d’instinct qui subsiste autour de l’intelligence, produise le même effet : il ne peut agir directement, mais puisque l’intelligence travaille sur des représentations, il en suscitera d’« imaginaires » qui tiendront tête à la représentation du réel et qui réussiront, par l’intermédiaire de l’intelligence même, à contrecarrer le travail intellectuel. Ainsi s’expliquerait la fonction fabulatrice.
Parmi les observations recueillies par la « science psychique », nous avions jadis noté le fait suivant. Une dame se trouvait à l’étage supérieur d’un hôtel. Voulant descendre, elle s’engagea sur le palier. La barrière destinée à fermer la cage de l’ascenseur était justement ouverte. Cette barrière ne devant s’ouvrir que si l’ascenseur est arrêté à l’étage, elle crut naturellement que l’ascenseur était là, et se précipita pour le prendre. Brusquement elle se sentit rejeter en arrière : l’homme chargé de manœuvrer l’appareil venait de se montrer, et la repoussait sur le palier. À ce moment elle sortit de sa distraction. Elle constata, stupéfaite, qu’il n’y avait ni homme ni appareil. Le mécanisme s’étant dérangé, la barrière avait pu s’ouvrir à l’étage où elle était, alors que l’ascenseur était resté en bas. C’est dans le vide qu’elle allait se précipiter : une hallucination miraculeuse lui avait sauvé la vie. Est-il besoin de dire que le miracle s’explique aisément ? La dame avait raisonné juste sur un fait réel, car la barrière était effectivement ouverte et par conséquent l’ascenseur aurait dû être à l’étage. Seule, la perception de la cage vide l’eût tirée de son erreur ; mais cette perception serait arrivée trop tard, l’acte consécutif au raisonnement juste étant déjà commencé. Alors avait surgi la personnalité instinctive, somnambulique, sous-jacente à celle qui raisonne. Elle avait aperçu le danger. Il fallait agir tout de suite. Instantanément elle avait rejeté le corps en arrière, faisant jaillir du même coup la perception fictive, hallucinatoire, qui pouvait le mieux provoquer et expliquer le mouvement en apparence injustifié.
(…) Nous venons d’indiquer la première fonction de la religion, celle qui intéresse directement la conservation sociale. Arrivons à l’autre. C’est pour le bien de la société que nous allons encore la voir travailler, mais indirectement, en stimulant et dirigeant les activités individuelles. Son travail sera d’ailleurs plus compliqué, et nous aurons à en énumérer les formes. Mais dans cette recherche nous ne risquons pas de nous égarer, parce que nous tenons le fil conducteur. Nous devons toujours nous dire que le domaine de la vie est essentiellement celui de l’instinct, que sur une certaine ligne d’évolution l’instinct a cédé une partie de sa place à l’intelligence, qu’une perturbation de la vie peut s’ensuivre et que la nature n’a d’autre ressource alors que d’opposer l’intelligence à l’intelligence. La représentation intellectuelle qui rétablit ainsi l’équilibre au profit de la nature est d’ordre religieux. Commençons par le cas le plus simple.
Les animaux ne savent pas qu’ils doivent mourir. Sans doute il en est parmi eux qui distinguent le mort du vivant : entendons par là que la perception du mort et celle du vivant ne déterminent pas chez eux les mêmes mouvements, les mêmes actes, les mêmes attitudes ; cela ne veut pas dire qu’ils aient l’idée générale de la mort, non plus d’ailleurs que l’idée générale de la vie, non plus qu’aucune autre idée générale, en tant du moins que représentée à l’esprit et non pas simplement jouée par le corps. (…) Mais l’homme sait qu’il mourra. Tous les autres vivants, cramponnés à la vie, en adoptent simplement l’élan. S’ils ne se pensent pas eux-mêmes sub specie aeterni, leur confiance, perpétuel empiétement du présent sur l’avenir, est la traduction de cette pensée en sentiment. Mais avec l’homme apparaît la réflexion, et par conséquent la faculté d’observer sans utilité immédiate, de comparer entre elles des observations provisoirement désintéressées, enfin d’induire et de généraliser. Constatant que tout ce qui vit autour de lui finit par mourir, il est convaincu qu’il mourra lui-même. La nature, en le dotant d’intelligence, devait bon gré mal gré l’amener à cette conviction.
(…) Nous posons une certaine activité instinctive ; faisant surgir alors l’intelligence, nous cherchons si une perturbation dangereuse s’ensuit ; dans ce cas, l’équilibre sera vraisemblablement rétabli par des représentations que l’instinct suscitera au sein de l’intelligence perturbatrice : si de telles représentations existent, ce sont des idées religieuses élémentaires. Ainsi, la poussée vitale ignore la mort. Que l’intelligence jaillisse sous sa pression, l’idée de l’inévitabilité de la mort apparaît : pour rendre à la vie son élan, une représentation antagoniste se dressera ; et de là sortiront les croyances primitives au sujet de la mort. Envisagée de ce second point de vue, la religion est une réaction défensive de la nature contre la représentation, par l’intelligence, de l’inévitabilité de la mort.
(…) Mais si la mort est l’accident par excellence, à combien d’autres accidents la vie humaine n’est-elle pas exposée ! L’application même de l’intelligence à la vie n’ouvre-t-elle pas la porte à l’imprévu et n’introduit-elle pas le sentiment du risque ? L’animal est sûr de lui-même. Entre le but et l’acte, rien chez lui ne s’interpose. Si sa proie est là, il se jette sur elle. S’il est à l’affût, son attente est une action anticipée et formera un tout indivisé avec l’acte s’accomplissant. Si le but définitif est lointain, comme il arrive quand l’abeille construit sa ruche, c’est un but que l’animal ignore ; il ne voit que l’objet immédiat, et l’élan qu’il a conscience de prendre est coextensif à l’acte qu’il se propose d’accomplir. Mais il est de l’essence de l’intelligence de combiner des moyens en vue d’une fin lointaine, et d’entreprendre ce qu’elle ne se sent pas entièrement maîtresse de réaliser. Entre ce qu’elle fait et le résultat qu’elle veut obtenir il y a le plus souvent, et dans l’espace et dans le temps, un intervalle qui laisse une large place à l’accident. Elle commence, et pour qu’elle termine il faut, selon l’expression consacrée, que les circonstances s’y prêtent. De cette marge d’imprévu elle peut d’ailleurs avoir pleine connaissance. Le sauvage qui lance sa flèche ne sait pas si elle touchera le but ; il n’y a pas ici, comme lorsque l’animal se précipite sur sa proie, continuité entre le geste et le résultat ; un vide apparaît, ouvert à l’accident, attirant l’imprévu. Sans doute, en théorie, cela ne devrait pas être. L’intelligence est faite pour agir mécaniquement sur la matière ; elle se représente donc mécaniquement les choses ; elle postule ainsi le mécanisme universel et conçoit virtuellement une science achevée qui permettrait de prévoir, au moment où l’acte est décoché, tout ce qu’il rencontrera avant d’atteindre le but. Mais il est de l’essence d’un pareil idéal de n’être jamais réalisé et de servir tout au plus de stimulant au travail de l’intelligence. En fait, l’intelligence humaine doit s’en tenir à une action très limitée sur une matière très imparfaitement connue d’elle. Or la poussée vitale est là, qui n’accepte pas d’attendre, qui n’admet pas l’obstacle. Peu lui importe l’accident, l’imprévu, enfin l’indéterminé qui est le long de la route ; elle procède par bonds et ne voit que le terme, l’élan dévorant l’intervalle. De cette anticipation il faut pourtant bien que l’intelligence ait connaissance. Une représentation va en effet surgir, celle de puissances favorables qui se superposeraient ou se substitueraient aux causes naturelles et qui prolongeraient en actions voulues par elles, conformes à nos vœux, la démarche naturellement engagée. Nous avons mis en mouvement un mécanisme, voilà le début ; le mécanisme se retrouvera dans la réalisation de l’effet souhaité, voilà la fin : entre les deux s’insérerait une garantie extra-mécanique de succès.(…) Toutes les représentations religieuses qui sortent ici directement d’elle pourraient donc se définir de la même manière : ce sont des réactions défensives de la nature contre la représentation, par l’intelligence, d’une marge décourageante d’imprévu entre l’initiative prise et l’effet souhaité.
(…) Mais fermons cette parenthèse et résumons-nous. À l’origine des croyances que nous venons d’envisager nous avons trouvé une réaction défensive de la nature contre un découragement qui aurait sa source dans l’intelligence. Cette réaction suscite, au sein de l’intelligence même, des images et des idées qui tiennent en échec la représentation déprimante, ou qui l’empêchent de s’actualiser. Des entités surgissent, qui n’ont pas besoin d’être des personnalités complètes : il leur suffit d’avoir des intentions, ou même de coïncider avec elles. Croyance signifie donc essentiellement confiance ; l’origine première n’est pas la crainte, mais une assurance contre la crainte. Et d’autre part ce n’est pas nécessairement une personne que la croyance prend pour objet d’abord ; un anthropomorphisme partiel lui suffit. Tels sont les deux points qui nous frappent quand nous considérons l’attitude naturelle de l’homme vis-à-vis d’un avenir auquel il pense par cela même qu’il est intelligent, et dont il s’alarmerait, en raison de ce qu’il y trouve d’imprévisible, s’il s’en tenait à la représentation que la pure intelligence lui en donne. Mais telles sont aussi les deux constatations que l’on peut faire dans des cas où il ne s’agit plus de l’avenir, mais du présent, et où l’homme est le jouet de forces énormément supérieures a la sienne. De ce nombre sont les grands bouleversements, un tremblement de terre, une inondation, un ouragan. Une théorie déjà ancienne faisait sortir la religion de la crainte qu’en pareil cas la nature nous inspire. On est allé trop loin en la rejetant complètement ; l’émotion de l’homme devant la nature est sûrement pour quelque chose dans l’origine des religions. Mais, encore une fois, la religion est moins de la crainte qu’une réaction contre la crainte, et elle n’est pas tout de suite croyance à des dieux.

Chapitre 3 : De la religion dynamique

(…) L’intelligence n’est donc pas sans danger. Car l’être intelligent ne vit plus seulement dans le présent ; il n’y a pas de réflexion sans prévision, pas de prévision sans inquiétude, pas d’inquiétude sans un relâchement momentané de l’attachement à la vie. Surtout, il n’y a pas d’humanité sans société, et la société demande à l’individu un désintéressement que l’insecte, dans son automatisme, pousse jusqu’à l’oubli complet de soi. Il ne faut pas compter sur la réflexion pour soutenir ce désintéressement. L’intelligence, à moins d’être celle d’un subtil philosophe utilitaire, conseillerait plutôt l’égoïsme. Par deux côtés, donc, elle appelait un contrepoids. Ou plutôt elle en était déjà munie, car la nature, encore une fois, ne fait pas les êtres de pièces et de morceaux : ce qui est multiple dans sa manifestation peut être simple dans sa genèse. Une espèce qui surgit apporte avec elle, dans l’indivisibilité de l’acte qui la pose, tout le détail de ce qui la rend viable. L’arrêt même de l’élan créateur qui s’est traduit par l’apparition de notre espèce a donné avec l’intelligence humaine, à l’intérieur de l’intelligence humaine, la fonction fabulatrice qui élabore les religions. Tel est donc le rôle, telle est la signification de la religion que nous avons appelée statique ou naturelle. La religion est ce qui doit combler, chez des êtres doués de réflexion, un déficit éventuel de l’attachement à la vie.
Il est vrai qu’on aperçoit tout de suite une autre solution possible du problème. La religion statique attache l’homme à la vie, et par conséquent l’individu à la société, en lui racontant des histoires comparables à celles dont on berce les enfants. Sans doute ce ne sont pas des histoires comme les autres. Issues de la fonction fabulatrice par nécessité, et non pas pour le simple plaisir, elles contrefont la réalité perçue au point de se prolonger en actions : les autres créations imaginatives ont cette tendance, mais elles n’exigent pas que nous nous y laissions aller ; elles peuvent rester à l’état d’idées ; celles-là, au contraire, sont idéo-motrices. Ce n’en sont pas moins des fables, que des esprits critiques accepteront souvent en fait, comme nous l’avons vu, mais qu’en droit ils devraient rejeter. Le principe actif, mouvant, dont le seul stationnement en un point extrême s’est exprimé par l’humanité, exige sans doute de toutes les espèces créées qu’elles se cramponnent à la vie.
Mais, comme nous le montrions jadis, si ce principe donne toutes les espèces globalement, à la manière d’un arbre qui pousse dans toutes les directions des branches terminées en bourgeons, c’est le dépôt, dans la matière, d’une énergie librement créatrice, c’est l’homme ou quelque être de même signification — nous ne disons pas de même forme — qui est la raison d’être du développement tout entier. L’ensemble eût pu être très supérieur à ce qu’il est, et c’est probablement ce qui arrive dans des mondes où le courant est lancé à travers une matière moins réfractaire. Comme aussi le courant eût pu ne jamais trouver libre passage, pas même dans cette mesure insuffisante, auquel cas ne se seraient jamais dégagées sur notre planète la qualité et la quantité d’énergie créatrice que représente la forme humaine. Mais, de toute manière, la vie est chose au moins aussi désirable, plus désirable même pour l’homme que pour les autres espèces, puisque celles-ci la subissent comme un effet produit au passage par l’énergie créatrice, tandis qu’elle est chez l’homme le succès même, si incomplet et si précaire soit-il, de cet effort.
Pourquoi, dès lors, l’homme ne retrouverait-il pas la confiance qui lui manque, ou que la réflexion a pu ébranler, en remontant, pour reprendre de l’élan, dans la direction d’où l’élan était venu ? Ce n’est pas par l’intelligence, ou en tout cas avec l’intelligence seule, qu’il pourrait le faire : celle-ci irait plutôt en sens inverse ; elle a une destination spéciale et, lorsqu’elle s’élève dans ses spéculations, elle nous fait tout au plus concevoir des possibilités, elle ne touche pas une réalité. Mais nous savons qu’autour de l’intelligence est restée une frange d’intuition, vague et évanouissante. Ne pourrait-on pas la fixer, l’intensifier, et surtout la compléter en action, car elle n’est devenue pure vision que par un affaiblissement de son principe et, si l’on peut s’exprimer ainsi, par une abstraction pratiquée sur elle-même ?
Une âme capable et digne de cet effort ne se demanderait même pas si le principe avec lequel elle se tient maintenant en contact est la cause transcendante de toutes choses ou si ce n’en est que la délégation terrestre. Il lui suffirait de sentir qu’elle se laisse pénétrer, sans que sa personnalité s’y absorbe, par un être qui peut immensément plus qu’elle, comme le fer par le feu qui le rougit. Son attachement à la vie serait désormais son inséparabilité de ce principe, joie dans la joie, amour de ce qui n’est qu’amour. À la société elle se donnerait par surcroît, mais à une société qui serait alors l’humanité entière, aimée dans l’amour de ce qui en est le principe. La confiance que la religion statique apportait à l’homme s’en trouverait transfigurée : plus de souci pour l’avenir, plus de retour inquiet sur soi-même ; l’objet n’en vaudrait matériellement plus la peine, et prendrait moralement une signification trop haute. C’est maintenant d’un détachement de chaque chose en particulier que serait fait l’attachement à la vie en général. Mais faudrait-il alors parler encore de religion ? ou fallait-il alors, pour tout ce qui précédait, employer déjà ce mot ? Les deux choses ne diffèrent-elles pas au point de s’exclure, et de ne pouvoir s’appeler du même nom ?
Il y a bien des raisons, cependant, pour parler de religion dans les deux cas. D’abord le mysticisme — car c’est à lui que nous pensons — a beau transporter l’âme sur un autre plan : il ne lui en assure pas moins, sous une forme éminente, la sécurité et la sérénité que la religion statique a pour fonction de procurer. Mais surtout il faut considérer que le mysticisme pur est une essence rare, qu’on le rencontre le plus souvent à l’état de dilution, qu’il n’en communique pas moins alors à la masse à laquelle il se mêle sa couleur et son parfum, et qu’on doit le laisser avec elle, pratiquement inséparable d’elle, si l’on veut le prendre agissant, puisque c’est ainsi qu’il a fini par s’imposer au monde.
(…) Remarquons d’abord que les mystiques laissent de côté ce que nous appelions les « faux problèmes ». On dira peut-être qu’ils ne se posent aucun problème, vrai ou faux, et l’on aura raison. Il n’en est pas moins certain qu’ils nous apportent la réponse implicite à des questions qui doivent préoccuper le philosophe, et que des difficultés devant lesquelles la philosophie a eu tort de s’arrêter sont implicitement pensées par eux comme inexistantes. Nous avons montré jadis qu’une partie de la métaphysique gravite, consciemment ou non, autour de la question de savoir pourquoi quelque chose existe : pourquoi la matière, ou pourquoi des esprits, ou pourquoi Dieu, plutôt que rien ? Mais cette question présuppose que la réalité remplit un vide, que sous l’être il y a le néant, qu’en droit il n’y aurait rien, qu’il faut alors expliquer pourquoi, en fait, il y a quelque chose. Et cette présupposition est illusion pure, car l’idée de néant absolu a tout juste autant de signification que celle d’un carré rond. L’absence d’une chose étant toujours la présence d’une autre — que nous préférons ignorer parce qu’elle n’est pas celle qui nous intéresse ou celle que nous attendions — une suppression n’est jamais qu’une substitution, une opération à deux faces que l’on convient de ne regarder que par un côté : l’idée d’une abolition de tout est donc destructive d’elle-même, inconcevable ; c’est une pseudo-idée, un mirage de représentation. Mais, pour des raisons que nous exposions jadis, l’illusion est naturelle ; elle a sa source dans les profondeurs de l’entendement. Elle suscite des questions qui sont la principale origine de l’angoisse métaphysique. Ces questions, un mystique estimera qu’elles ne se posent même pas : illusions d’optique interne dues à la structure de l’intelligence humaine, elles s’effacent et disparaissent à mesure qu’on s’élève au-dessus du point de vue humain. Pour des raisons analogues, le mystique ne s’inquiétera pas davantage des difficultés accumulées par la philosophie autour des attributs « métaphysiques » de la divinité ; il n’a que faire de déterminations qui sont des négations et qui ne peuvent s’exprimer que négativement ; il croit voir ce que Dieu est, il n’a aucune vision de ce que Dieu n’est pas. C’est donc sur la nature de Dieu, immédiatement saisie dans ce qu’elle a de positif, je veux dire de perceptible aux yeux de l’âme, que le philosophe devra l’interroger.
Cette nature, le philosophe aurait vite fait de la définir s’il voulait mettre le mysticisme en formule. Dieu est amour, et il est objet d’amour : tout l’apport du mysticisme est là. De ce double amour le mystique n’aura jamais fini de parler. Sa description est interminable parce que la chose à décrire est inexprimable. Mais ce qu’elle dit clairement, c’est que l’amour divin n’est pas quelque chose de Dieu : c’est Dieu lui-même. À cette indication s’attachera le philosophe qui tient Dieu pour une personne et qui ne veut pourtant pas donner dans un grossier anthropomorphisme. Il pensera par exemple à l’enthousiasme qui peut embraser une âme, consumer ce qui s’y trouve et occuper désormais toute la place. La personne coïncide alors avec cette émotion ; jamais pourtant elle ne fut à tel point elle-même — elle est simplifiée, unifiée, intensifiée. Jamais non plus elle n’a été aussi chargée de pensée, s’il est vrai, comme nous le disions, qu’il y ait deux espèces d’émotion, l’une infra-intellectuelle, qui n’est qu’une agitation consécutive à une représentation, l’autre supra-intellectuelle, qui précède l’idée et qui est plus qu’idée, mais qui s’épanouirait en idées si elle voulait, âme toute pure, se donner un corps. Quoi de plus construit, quoi de plus savant qu’une symphonie de Beethoven ? Mais tout le long de son travail d’arrangement, de réarrangement et de choix, qui se poursuivait sur le plan intellectuel, le musicien remontait vers un point situé hors du plan pour y chercher l’acceptation ou le refus, la direction, l’inspiration : en ce point siégeait une indivisible émotion que l’intelligence aidait sans doute à s’expliciter en musique, mais qui était elle-même plus que musique et plus qu’intelligence. À l’opposé de l’émotion infra-intellectuelle, elle restait sous la dépendance de la volonté. Pour en référer à elle, l’artiste avait chaque fois à donner un effort, comme l’œil pour faire reparaître une étoile qui rentre aussitôt dans la nuit. Une émotion de ce genre ressemble sans doute, quoique de très loin, au sublime amour qui est pour le mystique l’essence même de Dieu. En tout cas le philosophe devra penser à elle quand il pressera de plus en plus l’intuition mystique pour l’exprimer en termes d’intelligence.
Il peut n’être pas musicien, mais il est généralement écrivain ; et l’analyse de son propre état d’âme, quand il compose, l’aidera à comprendre comment l’amour où les mystiques voient l’essence même de la divinité peut être, en même temps qu’une personne, une puissance de création. Il se tient d’ordinaire, quand il écrit, dans la région des concepts et des mots. La société lui fournit, élaborées par ses prédécesseurs et emmagasinées dans le langage, des idées qu’il combine d’une manière nouvelle après les avoir elles-mêmes remodelées jusqu’à un certain point pour les faire entrer dans la combinaison. Cette méthode donnera un résultat plus ou moins satisfaisant, mais elle aboutira toujours à un résultat, et dans un temps restreint. L’œuvre produite pourra d’ailleurs être originale et forte ; souvent la pensée humaine s’en trouvera enrichie. Mais ce ne sera qu’un accroissement du revenu de l’année ; l’intelligence sociale continuera à vivre sur le même fonds, sur les mêmes valeurs. Maintenant, il y a une autre méthode de composition, plus ambitieuse, moins sûre, incapable de dire quand elle aboutira et même si elle aboutira. Elle consiste à remonter, du plan intellectuel et social, jusqu’en un point de l’âme d’où part une exigence de création. Cette exigence, l’esprit où elle siège a pu ne la sentir pleinement qu’une fois dans sa vie, mais elle est toujours là, émotion unique, ébranlement ou élan reçu du fond même des choses. Pour lui obéir tout à fait, il faudrait forger des mots, créer des idées, mais ce ne serait plus communiquer, ni par conséquent écrire. L’écrivain tentera pourtant de réaliser l’irréalisable. Il ira chercher l’émotion simple, forme qui voudrait créer sa matière, et se portera avec elle à la rencontre des idées déjà faites, des mots déjà existants, enfin des découpures sociales du réel. Tout le long du chemin, il la sentira s’expliciter en signes issus d’elle, je veux dire en fragments de sa propre matérialisation. Ces éléments, dont chacun est unique en son genre, comment les amener à coïncider avec des mots qui expriment déjà des choses ? Il faudra violenter les mots, forcer les éléments. Encore le succès ne sera-t-il jamais assuré ; l’écrivain se demande à chaque instant s’il lui sera bien donné d’aller jusqu’au bout ; de chaque réussite partielle il rend grâce au hasard, comme un faiseur de calembours pourrait remercier des mots placés sur sa route de s’être prêtés à son jeu. Mais s’il aboutit, c’est d’une pensée capable de prendre un aspect nouveau pour chaque génération nouvelle, c’est d’un capital indéfiniment productif d’intérêts et non plus d’une somme à dépenser tout de suite, qu’il aura enrichi l’humanité. Telles sont les deux méthodes de composition littéraire. Elles ont beau ne pas s’exclure absolument, elles se distinguent radicalement. À la seconde, à l’image qu’elle peut donner d’une création de la matière par la forme, devra penser le philosophe, pour se représenter comme énergie créatrice l’amour où le mystique voit l’essence même de Dieu.
Cet amour a-t-il un objet ? Remarquons qu’une émotion d’ordre supérieur se suffit à elle-même. Telle musique sublime exprime l’amour. Ce n’est pourtant l’amour de personne. Une autre musique sera un autre amour. Il y aura là deux atmosphères de sentiment distinctes, deux parfums différents, et dans les deux cas l’amour sera qualifié par son essence, non par son objet. Toutefois il est difficile de concevoir un amour agissant, qui ne s’adresserait à rien. Par le fait, les mystiques sont unanimes à témoigner que Dieu a besoin de nous, comme nous avons besoin de Dieu. Pourquoi aurait-il besoin de nous, sinon pour nous aimer ? Telle sera bien la conclusion du philosophe qui s’attache à l’expérience mystique. La Création lui apparaîtra comme une entreprise de Dieu pour créer des créateurs, pour s’adjoindre des êtres dignes de son amour.
On hésiterait à l’admettre, s’il ne s’agissait que des médiocres habitants du coin d’univers qui s’appelle la Terre. Mais, nous le disions jadis, il est vraisemblable que la vie anime toutes les planètes suspendues à toutes les étoiles. Elle y prend sans doute, en raison de la diversité des conditions qui lui sont faites, les formes les plus variées et les plus éloignées de ce que nous imaginons ; mais elle a partout la même essence, qui est d’accumuler graduellement de l’énergie potentielle pour la dépenser brusquement en actions libres. On pourrait encore hésiter à l’admettre, si l’on tenait pour accidentelle l’apparition, parmi les animaux et les plantes qui peuplent la terre, d’un être vivant tel que l’homme, capable d’aimer et de se faire aimer. Mais nous avons montré que cette apparition, si elle n’était pas prédéterminée, ne fut pas non plus un accident. Bien qu’il y ait eu d’autres lignes d’évolution à côté de celle qui conduit à l’homme, et malgré ce qu’il y a d’incomplet dans l’homme lui-même, on peut dire, en se tenant très près de l’expérience, que c’est l’homme qui est la raison d’être de la vie sur notre planète. Enfin il y aurait lieu d’hésiter encore, si l’on croyait que l’univers est essentiellement matière brute, et que la vie s’est surajoutée à la matière. Nous avons montré au contraire que la matière et la vie, telle que nous la définissons, sont données ensemble et solidairement. Dans ces conditions, rien n’empêche le philosophe de pousser jusqu’au bout l’idée, que le mysticisme lui suggère, d’un univers qui ne serait que l’aspect visible et tangible de l’amour et du besoin d’aimer, avec toutes les conséquences qu’entraîne cette émotion créatrice, je veux dire avec l’apparition d’êtres vivants où cette émotion trouve son complément, et d’une infinité d’autres êtres vivants sans lesquels Ceux-ci n’auraient pas pu apparaître, et enfin d’une immensité de matérialité sans laquelle la vie n’eût pas été possible.

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